L’Etat-Nation en Afrique : entre existence et survie, nécessité d’une conscience historique africaine
Presque partout sur le continent africain, depuis soixante années, la république a été choisie comme forme de gouvernement. Ce qui n’est pas en soi une mauvaise chose. Mais la forme républicaine de l’Etat africain a été calquée sur le modèle européen et par conséquent elle n’est pas toujours adaptée à nos réalités sociales et culturelles. De la même manière, la démocratie parlementaire a été plaquée sur nos sociétés. Or, cette greffe de la modernité sur des sociétés traditionnelles réalisée par le colonisateur et qui a tenu après son départ par la volonté des pères fondateurs a engendré entre autres problèmes un clivage entre une minorité formée par les élites sorties de l’école moderne et une masse d’analphabètes ou d’illettrés.
Le Sénégal, la plus ancienne colonie française d’Afrique a connu une évolution illustrative dont l’étude à travers l’espace d’expériences st-louisien doit nous permettre de comprendre comment la modernité a pu durablement marquer les esprits en Afrique mais aussi comment des Africains ont réussi à la concilier avec leurs traditions pour se préserver de l’acculturation.
- Le modèle saint-louisien
L’ancien comptoir dénommé St Louis-du-Sénégal, situé sur une île du fleuve Sénégal allait devenir la ville chef lieu de la colonie du Sénégal, qui cumula momentanément cette fonction avec celle de capitale de l’Afrique occidentale Française (AOF) puis celle de chef lieu de la Mauritanie. L’évolution de cette cité mythique se réalisa en deux étapes : le temps du mercantilisme (1643-1817), et celui de la domination coloniale (1817-1960) dans un espace où vécurent sans trop de heurts deux communautés de race, de confession et de mode de vie différents. Ceci sur la base de l’attachement aux échanges commerciaux et aux activités connexes.
De part et d’autre du comptoir : à l’aile sud les négociants français auxquels peu à peu s’ajoutèrent des mulâtres et des Noirs assimilés ; au nord de l’île, les traitants africains dont le quartier allait devenir au fil des siècles un creuset, avec l’arrivée d’Africains venus de divers horizons du Sénégal et des pays voisins (Soudan français : Mali, Guinée française, Mauritanie) ; des gens qui s’installèrent sur la Langue de Barbarie et sur la rive continentale (rive gauche) du fleuve.
La politique française d’assimilation au Sénégal se fit aussi en deux phases : l’incitation à la modernité par l’exemple (cadre de vie, hygiène, goûts, principes) jusqu’en 1817 et à partir de cette date l’institution de l’école moderne, la mise en place des instruments du droit positif (code civil, cours et tribunaux) et des institutions politiques républicaines (Conseil Général, Représentation parlementaire, Communes de plein exercice). Les traitants et les membres de leur communauté qui habitaient les faubourgs de Guet-Ndar, Sor, Goxu-Mbacc s’accommodèrent à la situation coloniale mais parvinrent à préserver leur identité d’Africains et de musulmans que la colonisation française cherchait à saper par sa politique d’assimilation culturelle. L’école coranique (daara) la mosquée (1846) et le tribunal musulman (1856), leur permirent de se prémunir contre l’assimilation. Dans ce milieu africain dominé par la spiritualité le maitre coranique (Serigne Daara) maure et par suite wolof (dont le vénéré marabout Elhadji Malick SY), toucouleur… occupa une place primordiale. Et sans le savoir les traitants saint-louisiens faisaient comme les Français du Canada au 18e siècle et leurs prêtres face aux Britanniques (de confession anglicane) conquérants et dominateurs. Dans les deux cas ici présentés la religion et la langue avaient permis la sauvegarde de l’identité culturelle.
Ainsi l’espace st-louisien, laboratoire de la modernité au Sénégal et en Afrique noire doit être considéré comme un gisement de sens de notre passé, un modèle. Autrement dit, instruits par l’expérience saint-louisienne nous devons avec le recouvrement de souveraineté accommoder le contenu de la république et de la démocratie à nos traditions revues à l’aune des exigences de notre temps; comme l’ont fait les Asiatiques (Chinois et Japonais..) avec qui pourtant nous avons en commun la spiritualité. Chez eux, le souci de préserver l’harmonie sociale prévaut contre l’Etat de droit et la démocratie selon la conception occidentale qui ne sont pas en adéquation avec les réalités asiatiques. En vérité ce ne sont que des moyens pour réaliser l’unité, la cohésion et la pérennité d’une société. Et non une fin. Mais en Afrique, on donne une importance capitale, et à la forme et au contenu de la démocratie libérale. C’est le fétichisme de la démocratie. Sur ce plan certains mêmes vont jusqu’à se considérer comme les émules des Occidentaux. De plus, la démocratie est une panacée pour bon nombre de gens en Afrique.
Le « mimétisme postcolonial » (Etat, démocratie, administration, justice) est devenu avec l’usage de la langue de l’ancien colonisateur une obsession au sein de la classe politique. Et comme le dit le vieil adage « la copie ne vaut pas l’original », des auteurs africains ont montré que la démocratie en Afrique ne sert pas l’intérêt général mais celui du détenteur du pouvoir avec son clan, sa famille politique, sa clientèle. Rien d’étonnant que le jeu politique soit une source de division, une activité professionnelle qui favorise la corruption, les détournements de deniers publics ; en somme tous les facteurs d’enrichissement personnel. Ceci au détriment du patriotisme, de l’abnégation, du don de soi qui sont des valeurs bien de chez nous. Il a élargi le fossé entre les élites et les classes populaires et dans le même temps crée un antagonisme permanent au sein de la classe politique (entre ceux qui sont au pouvoir et les opposants par exemple). Une situation que l’on peut constater partout sur le continent, surtout quand des élections sont en perspective (cas de la Côte d’ivoire et de la Guinée-Conakry).
- Nécessité d’une conscience historique africaine
Selon R. Aron « la conscience historique est l’impact de la pensée du passé sur l’action et l’existence présentes ». C’est dire que l’histoire est aussi un instrument de libération : on peut se laisser déterminer ou refuser certains épisodes de son passé en fonction de la situation présente. Mais pour nous Africains, ce problème est rendu ardu par la puissance et la permanence de l’idéologie de domination occidentale. A ce sujet, des voix s’élèvent pour faire de l’histoire africaine non pas un simple récit des faits et d’événements mais un questionnement sur un ensemble de problèmes auxquels des réponses doivent être apportées par l’analyse serrée de l’historien en rapport avec le processus d’évolution de nos sociétés. C’est ce que nous avons tenté modestement de faire avec cette brève étude de l’expérience pluriséculaire des traitants st-louisiens au contact des Européens.
Mais pour mettre fin au « mimétisme aveugle » il urge de promouvoir les langues nationales au rang de langues d’enseignement dans un système éducatif qui assure la liberté, la citoyenneté, le patriotisme, le développement de l’esprit scientifique en rapport avec nos valeurs et principes fondamentaux. L’Etat africain doit restaurer le débat africain (J.Kizerbo) avec la participation et le consensus comme règle de prise de décisions et ainsi « gérer l’hétérogénéité ethnoculturelle en réalisant un compromis sur les Constitutions » (Babacar Gueye, constitutionaliste).
L’instabilité des rapports de pouvoir interne, en plus des agressions extérieures sous de nouvelles formes sont des données permanentes sur le continent africain. Ce qui contribue largement à compromettre son développement économique et social.
Transcendant l’affectivité, la conscience historique africaine doit désormais s’orienter vers la volonté de changer cette situation. Mais il faut une volonté politique sans faille pour sortir l’Afrique du ghetto où elle se trouve confinée. L’espoir est cependant permis avec l’éveil des peuples qui ici et là sont résolus à briser les chaînes de la domination.
Dr Adama Baytir Diop
Historien
adabaytir@yahoo.fr