New York, le 1er juin 2018
Lettre ouverte aux Sénégalais
Mes chers compatriotes,
J’ai longtemps résisté à la tentation de m’exprimer sur un « débat » qui aurait pour origine l’expression libre d’un citoyen sénégalais. J’ai finalement cédé, non pas pour alimenter une quelconque polémique, mais seulement pour inviter les uns et les autres à la retenue. Comment ne pas s’émouvoir face à un discours incendiaire qui se propage à travers les médias sociaux, un discours qui n’honore pas notre pays qui a toujours été cité comme modèle de gestion constructive de la diversité. L’esprit d’ouverture, de tolérance, et mieux encore le respect de l’autre dans sa différence, sont jusqu‘ici la marque de notre génie. C’est ce génie qui nous a assuré la stabilité et la cohésion tant vantées.
A l’occasion du lancement du Plan d’action des leaders religieux pour la prévention de l’incitation à la violence qui pourrait déboucher sur des atrocités criminelles, j’ai pu mesurer, de manière hautement appréciable, le respect dont jouissait notre pays auprès des leaders religieux, toutes religions confondues. Le Sénégal n’est-il pas l’unique pays au Monde, à dominante musulmane, à avoir été dirigé pendant près de vingt ans par un chrétien, Léopold Sédar Senghor ? Le Sénégal, le seul pays au Monde qui ait compté au sein d’une même famille un Cardinal et un Imam ! Le Sénégal, un pays où les fondateurs des confréries musulmanes sont reconnus comme des soufis, des « jihadistes » de la paix ! Nous ne nous prévalons et ne nous honorons de cet héritage que parce qu’il nous sert par ailleurs de boussole.
Aussi devrions-nous nous garder de croire qu’il existe un seul pays au Monde qui soit immune d’atrocités criminelles et que ce pays se nommerait le Sénégal. Un tel pays n’existe pas et les atrocités criminelles n’arrivent pas, en général, de manière soudaine ou spontanée. Elles sont le résultat d’un processus qui requiert du temps et nous devons, dès lors, utiliser ce temps-là pour agir face aux signaux d’alerte.
Notre pays a jusqu’ici été épargné par les conflits à caractère religieux, ethnique ou racial. Pour avoir parcouru le monde depuis plus de 35 ans au service de la paix, des Droits de l’Homme, de la primauté du droit, été le témoin impuissant d’atrocités sur le théâtre des conflits, permettez, sans vouloir jouer à l’oiseau de mauvais augure, que je vous rappelle les dangers du discours de haine et d’incitation. Certes, le droit à la liberté d’expression est protégé par le droit international, mais le discours qui constitue une incitation à la violence est tout autant interdit. L’Etat sénégalais a la responsabilité première de prévenir l’incitation et de protéger ses populations face aux atrocités criminelles. Toutefois, nous sommes tous solidairement responsables pour faire cesser le discours de haine et la violence qu’il engendre et encourage.
A cet égard, les leaders religieux sénégalais peuvent jouer un rôle éminent auprès de leurs disciples pour que cessent les discours haineux, on ne peut plus récurrent hélas, à travers les media sociaux. Il urge aussi que les responsables des media traditionnels exercent la plus grande vigilance pour ne pas se prêter au jeu des apprentis sorciers qui ne mesurent pas le risque qu’ils font courir à notre cohésion nationale. Croyez- moi, je suis fier d’appartenir à un Peuple réputé pacifique, un peuple généreux et un peuple ouvert au monde. En effet, dans toutes les contrées où je me suis rendu, j’ai toujours eu un immense plaisir à rappeler que je venais d’un pays qui symbolise le respect de la différence.
Pour rappel, le plan d’action des leaders religieux auquel j’ai fait référence a été lancé à New York, le 14 juillet 2017, sous la présidence de Antonio Guterres, Secrétaire Général des Nations unies. Ce Plan était l’aboutissement d’un processus entamé à Fès, cité spirituelle, en avril 2015.
Ayant grandi à l’ombre de Thierno Seydou Nourou Tall qui incarnait le Dialogue Islamo-Chrétien, inspiré par le patriotisme de Serigne Cheikh Mbacké Gaïndé Fatma, abreuvé aux multiples sources sénégalaises de vie spirituelle, j’ai osé initier ce processus en engageant le dialogue avec les leaders religieux. Ma conviction demeure intacte que le succès engrangé par mon initiative a été, en partie, dû au fait que je viens du pays de Oumar Foutihou Tall, de Khadimou Rassoul, de Mawdo Malick, de Hyacinthe Thiandoum et tant d’autres leaders et acteurs qui ont marqué de leur empreinte la vie spirituelle de notre beau pays.
Tournons définitivement la page de ce « débat » et accordons-nous réciproquement le pardon.
Que Dieu protège le Sénégal !
Adama Dieng
Secrétaire général adjoint des Nations Unies
Conseiller spécial pour la prévention du génocide